J’ai toujours vu la technologie comme une lucarne un peu magique. Pas seulement un outil, mais une sorte de télescope sociétal. Une fenêtre d’observation privilégiée pour capter, avant tout le monde, les mutations profondes du monde. Ses tendances, ses dérives, ses obsessions. Un accélérateur de vérité, en somme. Et là, ce qu’on voit poindre depuis un moment déjà, c’est pas joli-joli. C’est même un peu crado. Mais au moins, c’est clair.
Bienvenue dans l’ère de l’enshitification.
C’est quoi ce mot barbare ?
Le terme « enshitification », c’est Cory Doctorow qui l’a popularisé. C’est laid comme mot, mais c’est parfait. Il décrit ce processus ultra-prévisible par lequel des plateformes qu’on adore au début deviennent… merdiques. Pas juste décevantes, pas juste commerciales. Merdiques dans le sens où elles finissent par trahir leur promesse initiale, vampiriser leur propre communauté, sacrifier l’expérience utilisateur pour maximiser la rente. Le modèle est toujours le même : attirer, enfermer, exploiter.
Tu veux des exemples ? OK, rapide best-of :
- Facebook : réseau social devenu temple publicitaire, usine à dopamine et plateau télé d’opinions recyclées.
- Upwork : place de marché pro devenue champ de bataille algorithmique où les indépendants se battent pour des miettes, pendant qu’on gave les investisseurs à coups de commissions.
- Amazon : paradis du e-commerce où les produits douteux s’empilent plus vite que les pages de résultats utiles.
- Instagram : galerie d’art devenue centre commercial pour influenceurs carbonisés.
Mais alors que tout ça, c’était déjà triste, ce qui se passe maintenant avec Google, c’est un changement de nature. Ce n’est plus de la dégénérescence. C’est un hold-up.
Google : le web, c’est à moi
L’édition 2025 de la Google I/O a été un festival d’arrogance algorithmique. En gros : on va vous mâcher encore plus le travail. Et par “vous”, ils veulent dire “les utilisateurs”. Pas les créateurs. Pas les développeurs. Pas les gens qui ont, depuis 20 ans, bâti des sites, écrit du contenu, fait vivre des écosystèmes entiers. Non, eux, on s’en fout.
La grande nouveauté, c’est que Google ne va plus seulement organiser le web. Il va désormais le remplacer. Grâce à Gemini, son assistant AI ultra-intégré, Google aspire les contenus des sites web pour générer ses propres réponses, directement dans les résultats de recherche.
Traduction : pourquoi envoyer les gens vers ton site quand je peux leur livrer une réponse toute faite, générée par mon IA, basée sur ton contenu… mais sans aucun lien vers toi ?
Tu sens l’arnaque ? C’est plus du référencement. C’est de l’extraction. Du pillage à grande échelle. Et bien sûr, tout ça se fait avec le sourire bienveillant de l’innovation. On appelle ça “améliorer l’expérience utilisateur”.
Le SEO est mort, vive les gens
Alors oui, à la lumière de cette évolution, on peut dire que le SEO est mort. Mais soyons honnêtes : il était déjà à l’agonie. Depuis des années, on passait plus de temps à écrire pour Google que pour les humains. On avait appris à penser “SERP”, “mots-clés”, “temps de chargement”, “balisage sémantique”. On avait optimisé nos sites pour plaire à un robot, pas pour émouvoir un visiteur. Et à force, on a fini par faire le boulot à leur place. On a nourri la machine.
Et maintenant que la machine est rassasiée, elle n’a plus besoin de nous.
Mais si on arrête deux secondes de pleurnicher, y’a peut-être une lueur. Car cette mort annoncée du SEO, c’est aussi une opportunité radicale. Celle de désapprendre. De créer à nouveau pour des humains, pas pour des crawlers. De penser les applications web comme des lieux d’expérience, pas des tunnels à clics.
Revenir à l’essentiel
Qu’est-ce que ça veut dire, concrètement ? Ça veut dire qu’on va peut-être enfin pouvoir :
- Écrire sans se soucier des mots-clés.
- Designer sans penser au taux de rebond.
- Proposer des interfaces qui engagent, pas qui trichent.
- Privilégier l’authenticité à la performance.
- Créer des espaces numériques qui ont du caractère, pas du ranking.
Parce qu’au fond, tout ce qu’on a sacrifié sur l’autel du SEO, c’est le plaisir. Le plaisir de lire. Le plaisir de naviguer. Le plaisir de découvrir. Et ça, aucune IA ne peut vraiment le simuler. Elle peut l’imiter, au mieux. Mais l’émotion brute, la surprise, le décalage… ça, c’est du vrai. Ça ne se “génère” pas. Ça se vit.
Le web, ce n’est pas Google
Il faut le répéter : le web n’appartient pas à Google. C’est un espace collectif. Un millefeuille de cultures, d’histoires, de passions, de bizarreries magnifiques. Et c’est à nous de le défendre. Pas en restant prisonnier de ses règles. Mais en inventant d’autres usages, d’autres codes.
Google veut tuer le lien ? Très bien. Faisons des apps où le lien redevient central. Google veut générer les réponses ? Faisons des espaces qui posent les bonnes questions. Google veut capter l’attention ? Créons des interfaces qui la méritent.
Et si le futur du web, c’était pas plus de tech, mais plus de présence ? Des expériences pensées comme des moments partagés, pas comme des KPI.
En conclusion : la merde, c’est l’occasion
L’enshitification, c’est une malédiction. Mais comme toute malédiction, elle peut être détournée. Elle peut devenir un signal d’alarme. Un appel à bifurcation.
Alors oui, le web d’avant est peut-être mort. Celui du SEO, des “10 astuces pour booster ton trafic”, des tutoriels clickbait, des fermes de contenu optimisées. Ce web-là s’est vendu. Et maintenant, il se fait bouffer par la machine qu’il a nourrie.
Mais un autre web est possible. Un web moins docile, moins robot-friendly. Un web plus étrange, plus audacieux, plus vivant.
Et tu sais quoi ? Ce web-là, c’est peut-être toi qui va le bâtir.